Téléconsultations médicales au Québec
Par Me Marco Laverdière, Aude Motulsky et Catherine Régis
Dans son Projet de stratégie mondiale pour la santé numérique 2020-2025, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) invite chaque pays à se doter d’une politique d’intégration du numérique dans l’offre du système de santé, en ces termes (nos soulignements):
Les technologies numériques sont une composante essentielle et servent de catalyseur pour l’instauration de systèmes de santé durables et de la couverture sanitaire universelle. Pour en tirer parti, les initiatives de santé numérique doivent s’inscrire dans l’écosystème plus large de la santé et du numérique et être guidées par une stratégie solide intégrant le leadership et les ressources financières, institutionnelles, humaines et technologiques ; et qui sert de fondement à l’élaboration d’un plan d’action chiffré favorisant la coordination entre les multiples parties prenantes. De telles initiatives devraient être menées dans le cadre de structures de gouvernance solides. En outre, il conviendrait que la stratégie aborde une approche applicable à de multiples priorités en matière de santé, fondée sur des normes et une architecture favorisant cette intégration.
Comment se situe le Québec au regard de cette recommandation en ce qui concerne la question particulière de la téléconsultation médicale, soit une consultation à distance entre un patient et un médecin?
On remarque d’abord que l’intégration de la téléconsultation dans l’offre de services populationnels du réseau de santé et des services sociaux s’est surtout organisée autour des trajectoires de services spécialisés, via les Réseaux universitaires intégrés de santé (RUIS). Un cadre de gouvernance de la télésanté a été proposé en 2015, puis consolidé en 2019 par la création du Réseau québécois de la télésanté, toujours axé vers les trajectoires cliniques des RUIS.
La première ligne, soit la consultation d’un médecin généraliste ou d’une infirmière praticienne spécialisée sans barrière à l’accès, est demeurée dans l’angle mort de cette gouvernance, laissant l’offre de services de téléconsultation médicale, via les cliniques et les groupes de médecine familiale (GMF), s’organiser de différentes façons. Rappelons que, bien que la majorité des services offerts dans ces organisations soient remboursés par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) ou financés par le réseau public, les cliniques médicales et GMF sont principalement des organisations privées, gérées de manière autonome. Le cadre de gestion des GMF en oriente le fonctionnement, mais la majorité des cliniques médicales du Québec ne sont pas des GMF.
L’état d’urgence sanitaire décrété en mars 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19, avec la nécessité de limiter les contacts physiques, a propulsé l’offre de services à distance par les médecins, principalement par téléphone. Ainsi, l’adoption du décret 177-2020 a fait en sorte que les services médicaux rendus en téléconsultation étaient dorénavant assurés dans le cadre du régime public d’assurance maladie, alors que suivant la réglementation relative au régime public d’assurance maladie, elle ne devrait l’être que dans le contexte particulier des activités des établissements.
Parallèlement à cette situation, depuis quelques années déjà, des entreprises (plateformes) privées en ligne offraient des consultations médicales à distance, moyennant un tarif allant de quelques dizaines à une centaine de dollars. La pandémie a propulsé ce modèle d’offre de services privés, qui ont rapidement été intégrés aux services remboursés par l’assurance publique dans d’autres provinces canadiennes (Ontario, Colombie-Britannique, Saskatchewan notamment). Au Québec toutefois, l’offre de services de ces entreprises privées semble pour l’essentiel être restée hors du système universel, ne faisant pas l’objet d’une couverture spécifique par le régime public d’assurance maladie. Dans le contexte de la pandémie, au Québec, les services couverts par la RAMQ sont ceux rendus par les professionnels, à titre individuel.
Les médecins et l’attractivité potentielle du secteur privé
Se pourrait-il que, comme on le voit ces derniers temps au Québec dans le cas des infirmières qui auraient quitté le réseau public pour profiter de conditions de travail jugées plus attractives du côté du secteur privé, on observe éventuellement un phénomène semblable pour les médecins généralistes, qui serait notamment alimenté par le développement de la télésanté?
Il faut noter à ce sujet que dans le cas des services médicaux et considérant la couverture de la télésanté résultant du décret 177-2020 dans le contexte de la pandémie, l’article 22 de la Loi sur l’assurance maladie (L.A.M.) fait en sorte que les médecins participants au régime public ne peuvent offrir des services sur des plateformes privées, aux frais des patients. Il en résulte donc que l’offre privée de services de télésanté doit s’appuyer sur des médecins non participants au régime public ou encore, sur d’autres professionnels de la santé qui en raison du décloisonnement relatif des champs d’exercices opérés ces dernières années dans le secteur de la santé, peuvent offrir une gamme plus étendue de services. On pense notamment ici aux infirmières praticiennes spécialisées (IPS), psychologues, diététistes, etc.
Par ailleurs, si on s’en tient aux services médicaux, les données de la RAMQ indiquent que le nombre de médecins non participants au Québec a augmenté de 146% au cours des 10 dernières années, passant de 140 en 2011 à 345 en 2021 (soit sur une base de ratio par 100 000 habitants: de 1,76 à 4,02). Comparé au nombre total de médecins généralistes (environ 10 400 en 2021), le nombre de non participants est certes modeste, mais il semble y avoir une certaine tendance au « décrochage » du régime public dans leur cas, alors que dans le cas des médecins spécialistes, l’augmentation des non participants pour cette période est moins importante (97%).
Évidemment, les médecins généralistes qui ont fait le choix de devenir non participants ne se retrouvent pas tous sur les plateformes privées de télésanté. Ceci dit, la relative facilité par laquelle il est possible pour un médecin de rendre ses services disponibles sur l’une de ces plateformes, combinée à une certaine insatisfaction à l’égard des conditions d’exercice au sein du régime public, pourrait ajouter à l’attractivité du statut de non participant.
La situation pourrait devenir encore plus attractive si le bassin de patients s’élargissait, notamment au gré d’une couverture des services de télésanté par des régimes privés d’assurance ou par des régimes d’avantages sociaux. Or, il semble que ce soit là un secteur qui est également en développement, si l’on en juge par les différentes solutions ou offres que nous avons recensées et qui semblent opérationnelles au Québec. Nos recherches se heurtent à certaines limites lorsque vient le temps de mieux comprendre l’étendue des services offerts, mais d’ores et déjà, nous pouvons noter que certains intervenants proposent ouvertement d’intégrer des services médicaux en téléconsultation dans le cadre de régimes privés d’assurances ou d’avantages sociaux.
Les règles du régime public et le rôle des assureurs, des régimes d’avantages sociaux et autres sources de financement privées
Sur le plan juridique, la couverture de services médicaux en téléconsultation par un assureur ou un régime privé d’avantages sociaux n’apparaît possible que si de tels services ne sont pas assurés dans le cadre du régime public. De fait, l’article 15 L.A.M. indique qu’un assureur privé ou un gestionnaire de régime d’avantages sociaux ne peut généralement offrir une couverture pour des services médicaux correspondant aux services assurés dans le régime public. On pourrait donc s’étonner qu’on retrouve actuellement de telles couvertures dites « duplicatives » , malgré l’intégration des services de téléconsultation médicale dans le régime public suivant le décret 177-2020. Ce sera bien sûr encore plus étonnant, pour dire le moins. si cette intégration au régime public est pérennisée au terme de la pandémie.
Il faut se rappeler que l’interdiction d’une couverture duplicative a principalement été posée pour éviter que le secteur privé ne draine les ressources médicales du secteur public. Ainsi, bien que dans l’arrêt Chaoulli de 2005 de la Cour suprême du Canada, la juge Deschamps et les autres juges de la majorité n’aient pas été convaincus de l’efficacité de la mesure, ni du fait qu’elle entraîne une atteinte minimale aux droits fondamentaux des appelants, ils ont développé leur analyse à partir de l’objectif avoué de cette interdiction, qui est de prévenir l’érosion des ressources du système public. À ce sujet, les propos suivants de la juge de première instance, repris par les juges minoritaires, résument bien de quoi il en retourne:
Manifestement, les articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. [interdiction de contrats d’assurance privés pour les services hospitaliers] élèvent des barrières économiques contre l’accès aux soins privés. Toutefois, il ne s’agit pas réellement de mesures visant à limiter l’accès aux soins, ce sont plutôt des mesures destinées à empêcher l’établissement d’un système de soins parallèles privés. À la base de ces dispositions réside la crainte que l’établissement d’un système de soins privé aurait pour effet de subtiliser une partie substantielle des ressources en matière de santé au détriment du secteur public. Le gouvernement québécois a adopté les articles 15 L.A.M. et 11 L.A.H. pour garantir que la quasi-totalité des ressources en santé existant au Québec soient à la disposition de l’ensemble de la population québécoise. Ceci est clair.
On remarque d’ailleurs que, même après l’arrêt Chaoulli, les aménagements apportés à l’article 15 L.A.M. par le législateur québécois en 2006, ont eu pour effet de maintenir l’interdiction générale des régimes privés d’assurance et d’avantages sociaux duplicatifs, mais avec quelques exceptions bien précises. Ces exceptions concernent essentiellement l’arthroplastie-prothèse totale de la hanche ou du genou ou une extraction de la cataracte. Ceci témoigne en quelque sorte de l’importance que le législateur québécois accorde à cette interdiction dans l’architecture globale du régime public d’assurance maladie.
Par ailleurs, on note une exception établie par le paragraphe i) de l’article 22 du Règlement d’application de la Loi sur l’assurance maladie, faisant en sorte que « tout service rendu par un professionnel sur la base d’une entente ou d’un contrat avec un employeur ou une association ou organisme aux fins de rendre des services assurés à ses employés ou à leurs membres » ne doit pas être considéré comme un service assuré. Certains pourraient éventuellement y voir une possibilité pour un employeur ou une association d’offrir des services de téléconsultation médicale hors du régime public, en recourant aux services d’un médecin participant. Ainsi, même si les services de télésanté étaient assurés par le régime public, le médecin participant ne serait alors pas en contravention avec l’interdiction prévue par l’article 22 L.A.M. quant à la possibilité de recevoir une rémunération autre que celle versée par la RAMQ.
Or, une telle interprétation laisse perplexe dans la mesure où il est difficile de concevoir qu’un règlement d’application puisse faire échec à une règle établie par la loi, qui elle-même ne fait pas référence à une telle exception. Il y a donc peut-être lieu de favoriser une interprétation à l’effet que cette exception est prévue pour des cas très particuliers, comme l’indique cette position prise par la RAMQ dans un dossier d’enquête:
Partant de ce fait, l’exception prévue au paragraphe i) de l’article 22 du Règlement ne peut être interprétée comme si elle permettait à une personne assurée d’obtenir des services assurés d’un professionnel de la santé soumis à l’application d’une entente (médecin participant), même si cette personne a les moyens de payer ceux qu’elle requiert, ni à ce professionnel d’être rémunéré par une personne assurée pour la dispensation de services assurés, et cela, par l’intermédiaire d’un tiers […].
Il faut comprendre que, pour être cohérente avec la Loi et sa finalité, l’interprétation de cette exception implique, de manière générale, qu’une personne assurée n’a pas à payer pour un service assuré. Ainsi, le législateur peut autoriser, par exemple, un employeur à payer un médecin sur le lieu de travail pour éviter que ses employés s’absentent et favoriser, de ce fait, la productivité, sans sacrifier le principe de la gratuité pour les personnes assurées et sans ouvrir la porte à des pratiques qui réduiraient à néant la portée réelle de la Loi, au gré de la volonté d’un professionnel de la santé ou d’une personne assurée, ou des deux.
En d’autres termes, dans l’état actuel de la couverture par le régime public des services de télésanté suivant le décret 177-2020 et, pour l’avenir, si une telle couverture est maintenue à l’issue de la pandémie, il ne semble pas, selon cette position de la RAMQ, que l’exception en question permettrait une offre de services de télésanté par des médecins participants sur des plateformes privées, à l’extérieur du régime public, ni la couverture de ces services par des régimes privés d’assurance ou d’avantages sociaux.
Quant à l’application des règles, on observe d’abord que la RAMQ dispose de certains pouvoirs d’intervention au chapitre des inspections et des enquêtes. Aussi, s’il s’avérait que des médecins, des assureurs, des employeurs ou d’autres personnes étaient en infraction, la RAMQ peut procéder à l’imposition de sanctions administratives pécuniaires, sans compter les poursuites pénales qui pourraient également être initiées. Rappelons que ces pouvoirs ont été renforcés en 2016, avec l’adoption du projet de loi 96 par l’Assemblée nationale du Québec.
Le ministre de la Santé et des Services sociaux pourrait aussi exercer un certain pouvoir de « conscription » prévu par les articles 30 et 30.1 L.A.M., de façon à freiner la hausse du nombre de médecins non participants ou à réintégrer ceux-ci dans le cadre du régime public. À l’égard de la portée de ce pouvoir, il faut ici mettre en perspective le fait que dans certaines autres provinces, comme par exemple en Ontario, le statut de médecin non participant, pouvant facturer les patients sans égard aux tarifs du régime public, n’existe tout simplement pas.
Enfin, sur ces règles et concernant les pouvoirs d’intervention des autorités québécoises, il faut noter qu’elles peuvent se heurter à certains écueils à l’égard des intervenants qui sont situés hors Québec. Les plateformes privées qui opèrent sur une base interprovinciale, voire internationale, pourraient ainsi chercher à tirer partie de ces limites pour contourner les règles des régimes provinciaux, dont celles du Québec.
Pour des orientations plus claires en ce qui concerne le développement de l’offre de services de télésanté
Pour éviter ce qu’on appelle parfois une « ubérisation » de l’offre de services en télésanté au Québec, il serait souhaitable que des orientations gouvernementales claires et permanentes soient données à ce chapitre, notamment en ce qui concerne l’intégration et la cohabitation de l’offre du secteur public et du secteur privé, donc au-delà de ce qui est offert dans le cadre du Réseau québécois de la télésanté ou du contexte particulier de la pandémie, en lien avec le décret 177-2020. À moyen et long terme, il n’est probablement pas suffisant de s’en remettre uniquement à un enchevêtrement complexe de dispositions législatives et réglementaires, qui ne sont pas totalement explicites sur l’objectif souhaité en termes d’offre de services de télésanté à la population.
Ces orientations et, s’il y a lieu, des interventions plus « directives » auprès de ceux qui dérogeraient aux règles applicables, devraient éventuellement non seulement concerner les services médicaux, mais également l’ensemble des services pouvant être offerts en téléconsultation par tous les professionnels de la santé, indépendamment de leur discipline, surtout en première ligne, là où les défis d’accessibilité sont criants. Une collaboration interprovinciale pourrait également être requise considérant la nature même de l’offre de services du secteur privé, qui repose sur un modèle agile et délocalisé.
Il ne s’agit pas ici d’adopter une position dogmatique et inutilement réfractaire à l’égard des services privés de télésanté, mais bien d’éviter de se retrouver devant un état de situation suivant lequel le système public ne serait plus à même de remplir sa mission. D’ailleurs, bien que la Loi canadienne sur la santé ne vise pas spécifiquement les services de télésanté, on peut supposer que les conditions qu’elle énonce devraient signifier que les systèmes publics provinciaux, dont celui du Québec, soient en mesure de constituer une offre adéquate et satisfaisante de services de téléconsultation, limitant ainsi l’attractivité du secteur privé.