L’application des connaissances en droit de la santé : où sont les juristes? / Knowledge translation in health law: where are the jurists?

English version will follow.

L’APPLICATION DES CONNAISSANCES EN DROIT DE LA SANTÉ : OÙ SONT LES JURISTES?

Le droit est une discipline singulière, où la production de connaissances de la part des chercheurs-juristes implique d’observer leur objet d’étude, tout en contribuant eux-mêmes à son évolution. En ce sens, elle est difficilement comparable aux autres disciplines scientifiques, qui pour la plupart ont un objet d’étude exclusivement extérieur au chercheur. Cependant, je crois que certaines spécialités de recherche en droit présentent des particularités qui méritent que l’on s’attarde aux modèles et aux méthodes d’autres disciplines dans le but d’enrichir, et même de mieux cerner les enjeux propres à ces spécialités. C’est le cas du droit de la santé et de l’application des connaissances.

La science de l’application ou du transfert des connaissances, appelée en anglais « KT (knowledge translation) science », est d’une grande importance dans le domaine de la santé. Elle peut se définir « comme un processus dynamique et itératif qui englobe la synthèse, la dissémination, l’échange et l’application conforme à l’éthique des connaissances dans le but d’améliorer la santé […], d’offrir de meilleurs produits et services de santé et de renforcer le système de santé. » Ceci étant, l’application des connaissances permet notamment d’étudier les changements de comportements des professionnels de la santé ou des patients, de développer des interventions plus efficaces, de synthétiser les meilleures données probantes pour en faciliter l’utilisation, ou encore de mieux informer les décideurs quant aux politiques publiques à adopter. Mais où sont les chercheurs de droit de la santé lorsqu’il est question de cette science ? Ne devrait-il pas y avoir un lien étroit entre les chercheurs-juristes et l’application des connaissances, nécessaire à comprendre, étudier ou favoriser des réformes politiques et législatives ?

Quand on s’attarde aux recherches en transfert de connaissances touchant au droit de la santé, force est de constater trop souvent l’absence de chercheurs-juristes parmi les auteurs de ces études. Par exemple, une étude récente aborde la législation anglaise particulière à la capacité de consentir (Mental Capacity Act), alors qu’une autre, revue systématique Cochrane du groupe « Consumers and Communication », porte sur l’efficacité des interventions susceptibles de favoriser un meilleur processus de consentement éclairé aux soins. Alors même que ces recherches touchent spécifiquement des sujets de droit de la santé, aucun des co-auteurs n’est juriste (et ces deux études comptent ensemble 21 co-auteurs!). Pourquoi cette absence de collaboration interdisciplinaire des chercheurs en droit de la santé sur des questions qui, pourtant, abordent directement leurs intérêts et champs d’expertise?

Eh bien, encore faudrait-il que les chercheurs-juristes se préoccupent des concepts et des méthodes touchant à l’application des connaissances. De façon générale, certains juristes s’attardent à l’effectivité des normes et des politiques, bien que même ce type de recherche soit encore relativement marginal au sein de la communauté des chercheurs en droit. Par ailleurs, trop peu de juristes en droit de la santé présentent des recherches s’attardant aux processus de transfert de connaissances comme la synthèse, la dissémination ou l’échange avec les utilisateurs de connaissances. Certes, des mouvements comme Droit et Psychologie, Behavioral Law and Economics, ou le Nudging utilisent des cadres théoriques fort intéressants, permettant de comprendre les comportements des acteurs et d’adapter les dynamiques normatives et décisionnelles en conséquence. Cependant, on ne retrouve pas, chez les juristes, l’utilisation de modèles théoriques de « KT » propres à étudier l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des interventions – normatives ou politiques – comme la théorie du comportement planifié de Ajzen, la Behavior Change Wheel de Michie et al, la théorie sociale cognitive de Bandura. L’inutilisation du « KT » par les juristes crée un plafond de verre, une limitation intrinsèque pour les chercheurs qui souhaiteraient mener leurs recherches sur les changements de pratiques des professionnels de la santé, prévoir les effets de l’adoption de nouvelles normes de santé publique, ou encore mieux informer les décideurs publiques lors de l’adoption de politiques par exemple.

Au Canada, il existe depuis 2009 un programme de formation en application des connaissances offert par l’organisation Application des connaissances Canada (KT Canada) pour les jeunes chercheurs de tous domaines de la santé. D’une durée de deux ans, ce programme offre plusieurs activités permettant aux jeunes chercheurs de se familiariser avec les théories d’application des connaissances, les revues systématiques de la littérature, les devis de recherche pragmatique en application des connaissances, les outils de mesure et d’évaluation propres au transfert de connaissances, les théories socio-comportementales à la base de l’étude des changements de comportements, etc. En près de sept ans d’existence, j’ai été la seule juriste, à titre de doctorante en droit, à compléter cette formation. Parce que l’organisation refusait auparavant les candidatures provenant du droit? Non, parce que de telles candidatures étaient inexistantes…

Mais il y a fort à parier que les choses vont changer. En effet, la recherche en droit de la santé, parce qu’elle touche le grand concept de santé, ne peut maintenant être financée que par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) au niveau fédéral. Et lorsqu’il est question de subventionner la recherche, les IRSC ont pour mandat « d’exceller, selon les normes internationales reconnues de l’excellence scientifique, dans la création de nouvelles connaissances et leur application en vue d’améliorer la santé de la population canadienne, d’offrir de meilleurs produits et services de santé et de renforcer le système de santé au Canada ». Ce faisant, ils demandent généralement aux chercheurs d’inclure un plan de d’application des connaissances à leur proposition de financement, qui constitue alors un critère évalué et pris en considération pour décider de subventionner ou non le projet de recherche. L’application des connaissances devenant donc une condition de financement pour les projets de recherche en droit de la santé, on peut espérer que les concepts et les méthodes issus de la science du « KT » sauront faire leur chemin jusqu’aux chercheurs-juristes.

Spécialité dans une discipline singulière, la recherche en droit de la santé n’est pas un fait unique et isolé; elle interagit, se complète et s’enrichit d’une multitude d’autres domaines et disciplines. Comme toute recherche sur le vaste sujet de la santé, celle en droit doit aujourd’hui se familiariser avec les concepts d’application des connaissances, apprendre à les utiliser et en faire des outils novateurs pour engendrer une recherche porteuse d’une meilleure plus-value pour les décideurs, les professionnels, les patients, les autres chercheurs, et la population en général.

ENGLISH VERSION : KNOWLEDGE TRANSLATION IN HEALTH LAW: WHERE ARE THE JURISTS?

Law is a singular discipline, where the production of knowledge for jurists-researchers involves observing their object of study, while contributing to its development. In this sense, it is difficult to compare law to other scientific disciplines, which mostly have objects of study exclusively externals to the researchers. However, I believe that some legal research specialties have characteristics that deserve that we linger to models and methods from other disciplines in order to enrich, and even better identify actual issues of these specialties. This is the case of health law and knowledge translation.

The science of knowledge translation (KT) is of great importance in the health field. It can be defined as « as a dynamic and iterative process that includes synthesis, dissemination, exchange and ethically-sound application of knowledge to improve the health […], provide more effective health services and products and strengthen the health care system. » That said, knowledge translation science can be used to study healthcare professionals or patients behavior changes, to develop more effective interventions, to synthesize the best evidence and facilitate its use, or to better inform stakeholders about policies to be adopted. But where are the health law researchers when it comes to this science? Should not there be a close connection between jurists-researchers and knowledge translation, necessary to understand, study and promote policies and legislative reforms?

When we look to the related knowledge translation research in health law, one cannot ignore the lack of jurists-researchers among the authors of these studies. For example, a recent study addressing a particular English law on capacity to consent (Mental Capacity Act), while another, Cochrane systematic review of the group « Consumers and Communication » focuses on the effectiveness of interventions to promote best informed consent process to care. Even though these researches specifically affect matters of health law, none of the co-authors is a jurist (and these two studies together count 21 co-authors!). Why these lacks of interdisciplinary collaboration with health law researchers on issues which, yet, directly address their interests and areas of expertise?

Well, jurists-researchers yet would have to be aware of the concepts and methods relating to knowledge translation. Overall, some jurists study the effectiveness of standards and policies, even though this type of research is still relatively marginal within the legal research community. Moreover, too few health law researches focus on knowledge transfer processes such as synthesis, dissemination or exchange with knowledge users. Certainly, theories such as Law and Psychology, Behavioral Law and Economics, or Nudging use frameworks very interesting for understanding actors’ behaviors and adapt normative and decisional dynamics accordingly. However, we do not find among jurists the use of theoretical models of KT for investigating the development, implementation and evaluation of interventions – normative or policies – like Ajzen’s theory of planned behavior, Michie and colleagues’ Behavior Change Wheel, or Bandura’s social cognitive theory. The un-use of KT by jurists creates a glass ceiling, an intrinsic limitation for researchers who wish to conduct researches on changing practices of healthcare professionals, predicting the effects of the adoption of new public health standards public, or better informing policy makers in adopting new guidelines, for example.

Since 2009, a knowledge translation training program by the organization Knowledge Translation Canada (KT Canada) is offered to young researchers from all health areas. This program, over two years, offers several activities for young researchers to become familiar with the theories and practices of knowledge translation: systematic reviews of literature, pragmatic research design, measurement and evaluation tools, socio-behavioral theories underlying the study of behavioral changes, etc. In nearly seven years of existence, I happened to be the only jurist, as a doctoral student in law, to complete the training. Because KT Canada refused applications from health law area? No, because such applications were nonexistent…

But it’s a safe bet that things will change. Indeed, research in health law, because it affects the general concept of health, can now be financed by the Canadian Institutes of Health Research (CIHR) at the federal level. And when it comes to funding research, CIHR has the mandate « to excel, according to internationally accepted standards of scientific excellence, in the creation of new knowledge and its translation into improved health for Canadians, more effective health services and products and by strengthening Canadian health care system. » In doing so, CIHR now ask researchers to include knowledge translation plans in their funding proposals, which then constitute a criterion assessed in deciding whether or not to fund the research project. Knowledge translation thus becomes an important condition of funding for health law research, and it is hoped that the concepts and methods from the KT science will make their way to jurists-researchers.

Specialization in a singular discipline, health law research is not a unique, isolated event; it interacts, complements and enriches itself with a multitude of other fields and disciplines. Like any research on the broad subject of health, law must now be familiar with the concepts of knowledge translation, learn to use them and make them innovative tools to generate optimized research agendas for policymakers, professionals, patients, other researchers, and the whole population.