La Loi 5 sur les renseignements de santé et le secret professionnel : Les voies parfois impénétrables du législateur
Partie 1 - La Loi 5 sur les renseignements de santé et le secret professionnel : Les voies parfois impénétrables du législateur...
Par Marco Laverdière
Au cours des dernières années, les médias ont fait état de diverses préoccupations concernant la confidentialité des renseignements de santé et de services sociaux, notamment dans la foulée de l’expérience vécue par l’animatrice Véronique Cloutier, dont le dossier hospitalier aurait fait l’objet de divers accès non autorisés. En 2023, ces dernières révélations ont conduit le ministère de la Santé et des services sociaux (MSSS) à demander un « audit préliminaire » de l’accès aux dossiers d’usagers dans les établissements, dont les résultats ne sont toujours pas connus. Par ailleurs, en novembre dernier, la Vérificatrice générale du Québec a également exprimé des préoccupations à cet égard.
Le MSSS dit maintenant vouloir compléter l’audit amorcé dans la foulée de l’entrée en vigueur de la Loi 5 (projet de loi 3) soit la Loi sur les renseignements de santé et de services sociaux et modifiant diverses dispositions législatives adoptée en 2023. Avec la publication récente du projet de règlement d’application de cette loi et de celui sur la gouvernance des renseignements qu’elle vise, il est plausible que celle-ci entre en vigueur dans un proche avenir.
Que penser de la protection offerte par cette nouvelle loi en ce qui concerne la confidentialité des renseignements de santé, non seulement en lien avec les préoccupations soulevées au gré de l’actualité médiatique récente, mais plus largement dans le contexte du fonctionnement du système sociosanitaire québécois ?
Pour répondre à cette question, on peut notamment chercher à mieux comprendre les interactions possibles de cette loi avec l’obligation au secret professionnel, un fondement essentiel au lien de confiance que les professionnels de la santé doivent chercher à établir avec leurs patients. Ayant déjà commenté les mérites et les écueils potentiels de cette loi et de sa première version, soit le projet de loi 19 mort au feuilleton en 2022, il est maintenant possible d’en poursuivre l’analyse à la lumière des travaux parlementaires qui ont conduit à son adoption, au cours desquels la question du secret professionnel a été spécifiquement abordée.
La Loi 5: conjuguer une certaine fluidité et la confidentialité des renseignements de santé
Suivant les notes explicatives relatives à la Loi 5, celle-ci a « pour objet d’assurer la protection des renseignements de santé et de services sociaux « tout en permettant l’optimisation de l’utilisation qui en est faite [...] ainsi que leur communication en temps opportun ». On souhaite ainsi que, tant pour les organismes du secteur public que du secteur privé et indépendamment du support des dossiers (papier ou numérique, la loi étant « technologiquement neutre »), les renseignements « suivent les personnes qu’ils concernent dans leur parcours de soins », tout en étant en mesure de mieux exploiter ces renseignements, notamment à des fins de gestion du système de santé et à des fins de recherche.
Cette fluidité qu’instaure la Loi 5 suppose que les obligations de confidentialité ne soient pas définies de façon trop hermétique. Ainsi, comme c’est le cas pour les lois d’application générale sur la protection des renseignements personnels modifiées par la Loi 25, la Loi 5 prévoit qu’il est possible de déroger au principe de confidentialité sur la base du « consentement exprès » de la personne concernée ou encore, en fonction de certaines dispositions spécifiques (art. 5).
Pour ce qui est du « consentement exprès », il doit s’agir, pour l’essentiel, d’un « consentement manifeste, libre, éclairé et [...] donné à des fins spécifiques » (art. 6). Si une telle exigence se justifie sur le plan de la protection de la confidentialité, elle ne constitue pas un terrain fertile pour assurer la fluidité de la circulation des renseignements, du moins comparativement à diverses situations où, dans l’immédiat, un consentement implicite est jugé suffisant.
La fluidité recherchée découle plutôt des dispositions de la Loi 5 qui prévoient que la communication de renseignements de santé peut intervenir sans l’autorisation du patient, dans différentes circonstances spécifiquement identifiées (art. 5), qui s’ajoutent aux autorisations de communication prévues par d’autres lois, lorsque nécessaire à leur application (art. 72).
Maintenant, comment conjuguer les autorisations de communication prévues par la Loi 5 avec le secret professionnel, en l’absence de toute indication précise à ce sujet dans la loi elle-même ? Faut-il comprendre que chaque fois qu’une telle autorisation est prévue par la Loi 5, on peut conclure que le secret professionnel est immédiatement levé ? Au contraire, faut-il présumer que la Loi 5 n’a pas pour effet de lever le secret professionnel, faute de contenir une disposition explicite à ce sujet ?
La réponse à ces questions est d’autant plus importante que la loi prévoit que l’organisme détenteur d’un renseignement a l’obligation, dans les cas où un accès est autorisé par la loi, de communiquer un renseignement qu’il détient à des intervenants, professionnels ou non, ainsi qu’aux chercheurs, sur demande de ceux-ci, sous peine de commettre une infraction pénale (art. 69 à 71 et 159 par. 2).
La levée du secret professionnel : le consentement et la « disposition expresse »
La plupart des renseignements de santé visés par la Loi 5 seront couverts par le secret professionnel, puisque, suivant certains critères parfois invoqués par la Commission d’accès à l’information (CAI) par exemple, ils auront été recueillis par des professionnels, dans le cadre d’une « relation d’aide », ce qui est le propre de l’exercice de la plupart des activités professionnelles.
Comme on le sait, le secret professionnel est non seulement une obligation pour les professionnels suivant le Code des professions (art. 60.4), mais a aussi été élevé au rang de droit fondamental par son inclusion à la Charte des droits et libertés de la personne (art. 9). On peut aussi dire que le secret professionnel constitue une notion juridique autonome vis-à-vis de la Loi 5, en ce qu’elle est prévue et encadrée par d’autres instruments législatifs et réglementaires, comme les codes de déontologie dont les dispositions sont d’ordre public.
Pour autant, il ne s’agit évidemment pas d’un droit absolu. Il est spécifiquement prévu que le secret professionnel peut être levé par l’autorisation du client ou par une « disposition expresse », étant aussi compris que dans un contexte extrajudiciaire, il faut, comme la Cour suprême l’a déjà indiqué, « interpréter de façon libérale l'obligation générale de non‑divulgation imposée aux hôpitaux et aux professionnels de la santé, et d'une façon stricte toute violation du droit à la confidentialité ».
Pour l’autorisation du client, il est admis que même s’il faut faire preuve d’une rigueur certaine à ce sujet, celle-ci peut-être implicite. De ce point de vue, le « consentement exprès » requis par la Loi 5 apparaît plus exigeant, ce qui devrait faire en sorte qu'un consentement obtenu conformément à cette loi devrait être suffisant pour lever le secret professionnel.
La situation concernant la « disposition expresse » exigée pour lever le secret professionnel est toutefois plus nébuleuse. En cette matière, il semble qu’au fil du temps et des lois qu’il a adoptées, le législateur québécois ait hésité entre différentes approches.
Ainsi, dans certains cas où il souhaite procéder à la levée du secret professionnel pour différentes finalités d’intérêt public, le législateur l’a signalé par le biais de dispositions explicites inscrites dans diverses lois, comme dans le cas des signalements en matière de protection de la jeunesse, pour les cas de maltraitance envers les aînés, pour la protection des personnes relativement à l’utilisation d’armes à feu, etc.
Dans d’autres cas cependant, il appert que la levée du secret professionnel peut intervenir sans que le législateur l’ait explicitement prévu. On peut penser que plusieurs dispositions des lois actuelles en matière de santé supposent une levée du secret professionnel, même s’il n’y a pas de mentions spécifiques à cette fin. C’est ainsi déjà sans doute le cas des exceptions à la confidentialité prévues par l’actuelle Loi sur les services de santé et les services sociaux, soit par exemple, pour les renseignements à communiquer en vue de l’ouverture d’un régime de protection, sur les causes de décès d’un usager et pour diverses autres finalités.
En ce qui concerne plus particulièrement la Loi 5, voici les explications générales données en commission parlementaire par une membre de l’équipe qui accompagnait le « parrain » de cette loi, soit le ministre de la Cybersécurité et du Numérique, M, Éric Caire, concernant l’interaction avec le secret professionnel :
Parce que c'est toujours du cas par cas, la dérogation au secret professionnel. Il faut que l'article ne puisse pas être interprété autrement, c'est-à-dire il n'y a pas d'efficacité, il n'y a pas de possibilité réelle d'appliquer l'article sans lever le secret professionnel. Si on est dans un cas où c'est le professionnel qui a l'information, il faut qu'il le lève pour pouvoir répondre à l'objectif de l'article.
Il n’y aurait donc pas d’automatisme quant à l’impact des diverses dispositions de la loi sur le secret professionnel, lequel pourrait être levé suivant ce qu’on pourrait décrire comme un « principe d’efficacité », soit lorsque c’est la seule issue possible pour l’application d’une disposition.
C’est peut-être un peu dans cet esprit que la Cour d’appel du Québec avait déjà signalé (dans un obiter), que, même si une version antérieure de l'article 192 du Code des professions était muette à cet égard, le secret professionnel était levé du seul fait que le législateur avait expressément autorisé la possibilité pour différentes instances des ordres professionnels, dont les syndics, d’avoir accès aux documents et renseignements détenus par les professionnels, dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Autrement dit, cette disposition aurait été totalement inefficace si le secret professionnel n’avait pas été levé.
Voici quelques exemples qui permettent de mieux apprécier les possibilités et limites de cette approche, dans le contexte de certaines dispositions prévues par la Loi 5.
L’accès aux renseignements « nécessaires » aux fins de la prestation de soins et de certaines activités complémentaires
La Loi 5 prévoit que les professionnels et les autres intervenants des organismes visés doivent pouvoir accéder aux renseignements de santé qui sont « nécessaires » pour dispenser des soins aux personnes concernées, moyennant le respect de certaines conditions et sans avoir à requérir systématiquement le consentement exprès de celles-ci (art. 38 et 39). Cette possibilité est également prévue pour d’autres fins complémentaires (enseignement, formation, pratique réflexive et assistance technique ou administrative).
Les intervenants qui ne sont pas membres d’un ordre professionnel devront respecter certaines conditions particulières prévues par règlement, ce qui devrait notamment signifier d’être membre du personnel d’un organisme visé, d’avoir complété une formation sur la protection des renseignements personnels et d’avoir signé un engagement de discrétion (art. 39; voir également le projet de règlement d’application, art. 8)
Un « droit de restriction » est toutefois prévu pour le patient, qui peut ainsi indiquer qu’un intervenant ou une catégorie d’intervenants ne peut avoir accès à un ou à plusieurs renseignements, à moins que cette restriction ne mette en péril sa vie ou son intégrité et qu’il soit impossible d’obtenir en temps utile son consentement pour la lever (art. 7 et 40; voir également le projet de règlement d’application, art. 3 et 4). Une disposition transitoire (art. 280) prévoit que le ministre responsable (soit le ministre de la Santé et des Services sociaux) doit informer la population du droit de restriction avant l’entrée en vigueur des dispositions afférentes, mais on ne sait pas à sa lecture si les autres dispositions de la loi seront en vigueur et produiront déjà leurs effets pendant cette période, notamment au chapitre de la communication à des fins cliniques. On ne sait pas non plus si la campagne d’information et le temps alloué seront suffisants pour qu’il soit raisonnable de penser qu’à terme, la majorité de la population aura bien compris les tenants et aboutissants de ce droit et que ceux qui veulent l’exercer pourront le faire en temps voulu.
Au-delà du droit de restriction, le ministre peut, par règlement, indiquer que certaines catégories de renseignements peuvent être exclues, lorsque le risque de préjudice qu’entraînerait leur divulgation serait nettement supérieur aux bénéfices escomptés pour la personne concernée (art. 42). Enfin, des balises relatives au partage de renseignements entre intervenants peuvent aussi être précisées par le ministre par voie réglementaire, ainsi que des profils, procédures et moyens d’accès (art. 43).
Avec cette architecture de droits et de mesures de protection, et si on met de côté l’incertitude liée à la disposition transitoire relative au droit de restriction, on peut raisonnablement déduire que le législateur cherche à équilibrer les intérêts concurrents de la confidentialité et de la fluidité. Sur cette base, il pourrait s’avérer plus facile pour les tribunaux de conclure que les dispositions en cause ont été conçues expressément pour autoriser la levée du secret professionnel, de façon bien encadrée. Cette conclusion pourrait également s’appuyer sur le principe d’efficacité déjà évoqué, les dispositions en cause ne pouvant trouver d’application utile sans que le secret ne soit levé.
D’ailleurs, il faut bien réaliser que s’il n’y a pas de telles dispositions aussi explicites sur le partage de renseignements à des fins cliniques dans les lois qui gouvernent actuellement les renseignements de santé, il n’en découle pas pour autant que ce partage est actuellement prohibé, à l’intérieur d’une équipe traitante notamment. Manifestement, on doit plutôt comprendre que ce partage intervient présentement sur la base du consentement implicite du patient pour les intervenants faisant partie de ce qu’on appelle parfois le « cercle de soins » ou, peut-être aussi, sur la base de certaines dispositions des lois d’application générale qui permettent l’utilisation de renseignements au sein d’un organisme.
Il reste que, comme la CAI la signalé lors des travaux parlementaires, la Loi 5 s’appliquera à un très vaste ensemble d’organismes et d’intervenants, apparemment moins bien circonscrits que, par exemple, les « équipes santé » visées par la loi équivalente en Ontario. La CAI souligne que le fait de laisser à chacun des intervenants le soin de « s’autoréguler » pour apprécier la nécessité de l’accès aux renseignements de santé n’est pas sans risque (p. 25 du mémoire). On peut ainsi concevoir qu’une fois traversées toutes les mailles du filet (droit de restriction non exercé, catégorie autorisée, balises, etc.), il puisse subsister une différence d’appréciation majeure entre les intervenants demandeurs et détenteurs d’un renseignement de nature sensible, quant à la pertinence de sa communication d’un organisme à un autre.
Comment devrait-on alors concilier, d’une part, l’obligation de communication prévue par la loi (art. 69) et, d’autre part, l’obligation d’assurer le respect du secret professionnel ?
Le ministre Caire a reconnu lors des travaux parlementaires que l’obligation de communication avait ses limites, en ces termes:
Évidemment, quand on dit «peut avoir accès aux renseignements détenus par un organisme», il y aura éventuellement les règles de gouvernance. Parce que, tout à l'heure, la question était : Est-ce qu'un pharmacien est un professionnel au sens du Code des professions? Oui. Est-ce qu'un pharmacien devrait avoir accès à votre dossier psychologique, psychiatrique le cas échéant? Non. Et donc il y a aussi ces règles-là [...] doit avoir accès, mais il doit avoir accès aux informations qui lui sont nécessaires pour offrir à la personne concernée des services de santé ou des services sociaux. Donc, on lui donne ce qu'il a besoin et seulement ce dont il a besoin.
Or, les « règles de gouvernance » auxquelles le ministre réfère et qui sont présentement énoncées dans le projet de règlement publié récemment, ne sont pas particulièrement éclairantes sur le critère de « nécessité » et, surtout, elles ne permettent pas de déterminer ce qu’il adviendrait dans la situation où le demandeur et le détenteur du renseignement divergeaient d’avis sur ce même critère de nécessité. Plus encore, puisque la loi est « technologiquement neutre » comme le ministre l’a lui-même indiqué, on ne peut non plus présumer que les profils d’accès prévus dans différents systèmes technologiques, pour limiter les possibilités de consultation en fonction du rôle de chaque intervenant, répondront à tous les enjeux découlant du critère de nécessité.
Dans l’immédiat, il est plausible que si la pertinence d’une demande de renseignement n’apparaît pas manifeste aux fins des services à rendre, non seulement pourrait-on invoquer que les conditions de la Loi 5, en elles-mêmes, ne sont pas satisfaites, mais on pourrait sans doute aussi opposer le secret professionnel à l’obligation de communication qui y est prévue. C’est du moins une conclusion qui pourrait se justifier au regard de l’autonomie du secret professionnel et du principe d’interprétation restrictive des exceptions. Autrement dit, aucun automatisme ne devrait résulter de cette obligation de communication, et, dans le doute, il y aurait lieu de solliciter le patient pour obtenir un consentement exprès ou, autrement, lui donner une occasion valable d’exercer son droit de restriction.
Dans cette même perspective, le fait que le patient communique verbalement à un intervenant, et de façon expresse comme le veut la loi (art. 9), son opposition à une communication devrait être suffisant pour que ce dernier s’abstienne de procéder à celle-ci, même si le projet de règlement d’application (art. 3) prévoit que le droit de restriction doit généralement s’exercer par écrit. On voit mal en effet comment le formalisme exigé par règlement l’emporterait sur ce qui constitue la substance même d’un droit fondamental.