La « gamification » dans le domaine de la santé : Le jeu peut-il être pris au sérieux ?
Par Antoine Guilmain et Catherine Régis
« Le jeu, c’est tout ce qu’on fait sans y être obligé. » Mark Twain
La thématique du « jeu » peut paraître exotique, à la limite du fantaisiste. On pense tous azimuts aux jeux de société, jeux vidéo, jeux de réflexion, jeux d’eau, etc. Bref, tout ce qui nous ramène à la petite enfance ou au temps libre, rien qui ne vaille un « papier sérieux » digne de ce nom. Et pourtant, le jeu est avant tout « culturel ». Dans on ouvrage Homo ludens – Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), l’historien Johan Huizinga soutient même que « le jeu est plus ancien que la culture ». Les animaux ne s’ébattent-ils pas sans pour autant être organisés en société ? L’être humain serait donc un homo sapiens (homme qui sait), un homo faber (homme qui fabrique), mais également un homo ludens (homme qui joue). Le jeu est pluriséculaire ; c’est donc un sujet à ne pas mettre au placard. Ce constat se vérifie encore avec le développement des technologies de l’information et de la communication. Une néologie (de plus) a en effet pointé le bout de son nez dans le jargon 2.0 : la «gamification».
Vous avez dit « gamification » ?
Le mot anglais « gamification » aurait été introduit pour la première fois en 2007. Il est aujourd’hui traduit en français par « ludification », terme pas exactement équivalent (ludique n’impliquant pas nécessairement un jeu) que nous délaissons volontairement. S’il existe à peu près autant de définitions que d’auteurs, il demeure possible de circonscrire la gamification comme suit :
Les programmes de fidélité de grande surface (points échangeables, coupons-rabais, etc.) ou les jeux éducatifs dans les établissements d’enseignement (coloriage, imitations, etc.) figurent au registre quotidien de gamification. L’auteure américaine Amy Jo Kim a sensiblement précisé l’approche consumériste, en identifiant cinq aspects importants pour « gamifier » intelligemment.
- Le défi. Le joueur doit être minimalement mis en difficulté pour gagner ou marquer des points ; « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».
- La collection. Le joueur doit accumuler un étalon (points, badges, objets) pour ultimement accéder à un statut particulier.
- L’échange. Le joueur doit pouvoir échanger ce qu’il a gagné par une contrepartie (matérielle ou non).
- La rétroaction. Le joueur doit pouvoir interagir avec les autres participants, obtenir un « retour » pour son action.
- La personnalisation. Le joueur doit recevoir des récompenses adaptées à ses besoins et désirs.
Un nouveau terrain de jeu : la santé et le bien-être
Le secteur de la santé n’échappe pas à la « gamifimania ». Depuis quelques années, il s’agit en effet d’une tendance à surveiller de près aussi bien auprès du personnel soignant que des patients.
Dans le premier cas, les « serious games » (terme légèrement différent de « gamification ») constituent une nouvelle méthode de formation pour les professionnels de la santé. Les jeux interactifs permettent de se former ou de parfaire ses connaissances tout en s’amusant. La formule n’est pas nouvelle, on réfèrera à la célèbre citation d’Horace « placere et docere » (plaire et instruire). Cependant, les technologies numériques semblent décupler le potentiel du jeu. Le système Pulse est ainsi un des premiers « serious game » américains qui fait plonger les infirmiers et médecins en situation de soins du patient ; l’objectif étant de mieux gérer son temps, le stress, les émotions, etc. On pense également au module français SimUrgences, destiné aux urgentistes et cardiologues pour la prise en charge d’urgence cardiaque, ou encore Florence, orienté sur la pratique des soins infirmiers. À l’heure actuelle, il existe et se développe une pléthore d’initiatives du genre : le jeu devient un outil de formation médicale.
Dans le deuxième cas, la gamification constitue une voie intéressante, innovante et ludique pour impliquer le patient dans son processus de soins. Elle peut notamment être utilisée dans le contexte concret d’éducation thérapeutique, de rééducation ou de suivi de pathologie. Concernant l’éducation thérapeutique, la plateforme Gluciweb tente de mieux faire connaître le diabète de type 1 par le biais de trois jeux à l’attention des enfants, adolescents et jeunes adultes. Concernant la rééducation, le projet MoJOS (Moteur de Jeux Orientés Santé) est à la base du jeu Voracy Fish favorisant la rééducation fonctionnelle du membre supérieur post-AVC. Concernant le suivi de pathologie, l’initiative Az@game vise à mesurer l’évolution de la maladie d’Alzheimer, par exemple par le jeu de bataille navale. Une foule d’applications se développent parallèlement visant à stimuler l’activité physique ou contrôler son régime alimentaire.
La gamification en santé = des (+) et des (-)
La liste ci-dessus, tout sauf exhaustive, laisse penser que la gamification est une technique imparable pour améliorer les soins de santé. Le jeu permet de stimuler les patients dans leur traitement, aider les professionnels de la santé dans leur apprentissage, conscientiser la population entière sur certains enjeux de santé, prévenir l’apparition de maladie en favorisant l’activité physique et la saine alimentation, etc. Au risque de dériver vers un inventaire à la Prévert, la gamification est assurément porteuse de promesses.
Il y a cependant, comme toujours, un revers de la médaille. En effet, contrairement à la doxa actuelle, le jeu est une activité faussement neutre qui peut présenter des inconvénients (le plus souvent sur le long terme). Tout d’abord, la mécanique du jeu repose sur des motivateurs extrinsèques qui limitent nolens volens la motivation profonde (ou intrinsèque) des gens. L’absence de « carotte » empêcherait graduellement le patient ou le personnel soignant de se motiver sur une base strictement personnelle. Une sorte de processus d’infantilisation où l’hétéromotivation deviendrait une fin en soi tandis que l’automotivation serait ramenée au néant. On touche ici à une certaine conception de l’être humain, les rapports entre l’éthique et la santé dans notre contexte. Ensuite, le jeu n’est pas une activité complètement libre, en contrepoint de la citation de Twain en incise. En effet, le jeu repose nécessairement sur un cadre relativement rigide et des règles fixés par le concepteur, où le joueur ne dispose pas toujours d’un levier d’amélioration ou d’innovation. Comme le résume élégamment Milan Kundera, « dans le jeu on n’est pas libre, pour le joueur le jeu est un piège ». En outre, au-delà de ces considérations éthico-philosophiques, le jeu 2.0 implique bien souvent du matériel (suffisamment performant) et des compétences informatiques. Or, au risque d’enfoncer une porte ouverte, les patients ne sont pas tous égaux à ce niveau. Il faut finalement évoquer la logique consumériste sous-tendant la gamification, ainsi que les enjeux de collecte et d’utilisation des données personnelles des patients-joueurs.
Bilan : le jeu à « prendre au sérieux »
Hors de question d’être rabat-joie, trouble-fête ou grognon (dixit Michel Serres). La gamification représente un véritable potentiel pour éduquer, prévenir, suivre et traiter dans le domaine de la santé. Il ne faut cependant pas tomber dans la naïveté ou l’infantilisation. La gamification en santé présente également des risques techniques, juridiques et éthiques. Ce billet de blogue est donc une exhortation à « prendre au sérieux » la question : d’une part, en déconstruisant le mythe du jeu comme « traitement de jouvence » imparable, d’autre part, en construisant une vraie réflexion sur la place et le rôle que l’on veut donner au jeu dans le domaine de la santé. Voilà propos qui valent « conclusions » pour les soussignés et « incitations » pour les lecteurs.