Appréhender le leadership normatif de l’Organisation mondiale de la Santé : résultats d’une analyse quantitative internationale
Alors que le Président des États-Unis Donald Trump a annoncé le retrait des États-Unis de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) le jour même de son entrée en fonction, soit le 20 janvier 20251, l’urgence semble toujours plus de mise d’étudier cette organisation dont l’avenir est menacé par le départ de l’un de ses plus gros contributeurs financiers2. Créée en 1946, cette organisation internationale post Seconde Guerre mondiale demeure d’utilité publique internationale tant et aussi longtemps que son ambitieux objectif, à savoir « amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible »3, n’est pas réalisé. L’OMS devra traverser cette nouvelle crise institutionnelle qui « risque de compromettre des décennies de progrès »4. C’est ainsi dans un climat incertain pour le multilatéralisme et les institutions internationales que les résultats du projet de recherche international relatif au rôle du leadership normatif de l’OMS (2019-2024) sont présentés. Dans un tel contexte, ce type de recherche basée sur des données probantes devient plus pertinent que jamais pour réfléchir à l’avenir de l’OMS.
Cette ambitieuse recherche avait pour objectif d’analyser le leadership normatif de l’OMS, c’est-à-dire la capacité de l’organisation à influer sur les comportements de ses États membres par la voie des normes (convention, règlement, politiques, avis, etc.) qu’elle adopte5, un enjeu difficile à appréhender empiriquement. Le projet a été mené par une équipe interdisciplinaire de l’Université de Montréal composée des professeurs Catherine Régis (chercheuse principale), Miriam Cohen, Jean-Louis Denis et Pierre Larouche accompagnés d’une doctorante, Gaëlle Foucault (coordinatrice scientifique). Ce projet a pu compter sur l’expertise et la collaboration de chercheurs internationaux, à savoir Katherine Ginsbach, Florian Kastler, Hugo Muñoz Ureña, Sandra Hotz, Pamela Laufer-Ukeles, Mélanie Lévy, Matheus Rodrigues Silva De Castro, Jeanne Snelling, Paula Wojcikiewicz Almeida. De même, cette recherche a pu être réalisée grâce au travail précieux de deux chercheuses postdoctorales et de nombreux étudiants embauchés comme auxiliaires et assistants de recherche qui ont travaillé en six langues pour mener à bien les travaux6. Le projet a été financé par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), les Fonds Stellari, la Chaire de recherche du Canada en droit et politiques de la santé et le H-Pod.
Destinée à combler en partie le manque avéré de connaissances sur le destin des normes produites par l’OMS et leur processus d’intégration en droit interne, cette recherche s’articule autour de trois objectifs principaux :
1) Évaluer, de manière quantitative et qualitative, l’intégration en droit interne des normes de l’OMS ;
2) Développer des outils théoriques participant aux discussions relatives au rôle normatif des organisations internationales, et particulièrement vis-à-vis de l’OMS et ;
3) Formuler des recommandations fondées sur les données recueillies à l’attention de l’OMS, des décideurs publics et des acteurs juridiques comme la communauté judiciaire en vue de favoriser, d’une part, une compréhension plus fine du rôle des normes de l’OMS en droit interne et, d’autre part, l’élaboration de stratégies normatives internationales efficaces pour la gouvernance mondiale en santé.
Une partie des données collectées et des analyses en découlant ont été retranscrites dans un rapport récemment publié par l’O’Neill Institute (Georgetown University, USA). Plus précisément, ce rapport rend compte de l’une des deux phases empiriques développées dans le cadre de ce projet à savoir le recensement des références à l’OMS en droit interne7. Il met, en effet, en lumière les analyses quantitatives issues d’une partie des données collectées dans les huit pays étudiés : le Brésil, le Canada, le Costa Rica, la France, Israël, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et les États-Unis. Présentées sous forme graphique, les données ont été bonifiées par leur contextualisation (rappel des caractéristiques juridiques, politiques, historiques et sanitaires des huit pays) et leur confrontation à l’expertise de chercheurs spécialisés en droit national de chacun des pays.
En s’appuyant sur ces données bonifiées, plusieurs constats ont pu être mis en évidence :
1) Une compréhension plus fine du terme « normatif ». Les données ont mis en lumière le fait que ce terme ne peut être uniquement accolé à des instruments juridiques « classiques » disposant d’une « enveloppe formelle » traditionnelle. Au contraire, la production normative de l’OMS recouvre une grande diversité de contenu et de documents, au degré de normativité graduel, et au sein de laquelle le droit souple occupe un rôle significatif (en particulier la Classification internationale des maladies (CIM) et la Déclaration de la pandémie de Covid-19).
2) L’expertise scientifique de l’OMS soulignée. L’utilisation majeure des normes de nature scientifique ou technique de l’OMS (CIM, Dénomination commune internationale) suggère que cet attribut est un atout en vue de l’utilisation en droit interne des normes de l’OMS.
3) La nature multidimensionnelle de la santé affirmée. Si les multiples dimensions (physique, mentale, psychosociale, environnementale, etc.) et déterminants (sociaux, économiques, individuels, physiques, etc.) de la santé promus par l’OMS ressortent notamment de la définition prévue par sa Constitution8, elle transparaît également au sein des actes réglementaires et des décisions de justice analysés eu égard à la diversité des ministères à l’origine de l’adoption des actes référant à l’OMS et à la variété des juridictions citant l’OMS.
4) Les crises sanitaires comme vecteur de recours aux normes de l’OMS. Bien que les périodes de crise ne soient pas le seul facteur d’utilisation des normes de l’OMS par les autorités nationales, les données laissent paraitre une certaine corrélation entre les crises sanitaires et l’augmentation des références aux normes de l’OMS.
5) L’influence de certaines caractéristiques institutionnelles sur le leadership normatif de l’OMS. Les données suggèrent que la répartition des compétences entre le niveau fédéral et le niveau subfédéral en matière de santé, ainsi que l’existence d’un régime présidentiel au sein des pays étudiés, exercent une influence sur l’utilisation des normes de l’OMS au niveau national. Par exemple, eu égard au rôle réglementaire important du Président dans les régimes présidentialistes, ce dernier devient un interlocuteur clé de l’OMS pour diffuser ses normes en se fiant à ces dernières dans les règlements qu’il adopte. En revanche, aucune distinction manifeste entre les pays monistes et les pays dualistes, mais également entre les pays de tradition civiliste et les pays de common law, n’a été observée au cours de l’analyse.
6) L’influence de certaines caractéristiques contextuelles sur le leadership normatif de l’OMS. Au-delà des caractéristiques institutionnelles, certaines caractéristiques contextuelles dans les pays considérés ont semblé être favorables à l’utilisation des normes de l’OMS en droit interne, soit la démographie, l’ « ouverture» des gouvernements au pouvoir9 et la proximité avec la recherche médicale de pointe.
7) L’importance caractérisée du pouvoir judiciaire dans la diffusion des normes de l’OMS en droit interne.Les données témoignent effectivement de l’effet horizontal des normes de l’OMS en étant notamment utilisées devant des tribunaux nationaux dans le cadre de contentieux opposant des personnes privées. Cette primauté de la jurisprudence par rapport aux lois et aux règlements peut, toutefois, être relativisée eu égard à la forme rédactionnelle des lois et des règlements dans certains pays (ex : absence de préambules et de prise en compte des travaux préparatoires).
Sur le fondement de ces différents constats, l’équipe de recherche a formulé diverses recommandations à l’attention de l’OMS afin de l’épauler dans son leadership normatif.
1) L’OMS devrait davantage enrichir et diversifier ses relations avec les acteurs étatiques. L’OMS pourrait adopter une approche plus ouverte et curieuse, plutôt que de se cantonner aux représentants étatiques usuels (gouvernement fédéral et ministère de la Santé). En effet, elle gagnerait à diversifier ses interlocuteurs et à interagir avec un plus grand nombre de personnes concernées par le mandat de l’OMS en santé mondiale. Par exemple, l’OMS pourrait développer ses relations avec d’autres ministères (en particulier le ministère des Finances et celui de l’Environnement) qui s’appuient aussi sur les normes de l’OMS, comme le rapport l’a démontré. En ce qui a trait à l’utilisation des normes de l’OMS par la communauté juridique attestée par nos données, il parait opportun pour cette organisation d’élaborer des outils destinés à informer la communauté juridique sur son activité et les normes qu’elle élabore. Enfin, il serait bénéfique qu’elle établisse des liens directs avec les acteurs non étatiques, tels que la société civile et le monde académique. Malgré des efforts en ce sens de la part de l’OMS, ces derniers mériteraient d’être mieux structurés pour répondre à la requête des organisations non gouvernementales identifiée à l’occasion de la phase 3 de la recherche (non couverte par le rapport) visant à établir des contacts plus étroits avec l’OMS.
2) L’OMS devrait approfondir et consolider ses relations avec des partenaires solides et de confiance du secteur de la recherche. Ces derniers devraient davantage être sollicités par l’OMS pour l’aider à traduire les contenus scientifiques qu’ils produisent en travaux de recherche normatifs pertinents. Sur ce point, l’OMS pourrait, par exemple, encourager ses centres collaborateurs à accorder plus d’intérêt aux questions normatives, mais aussi inciter les chercheurs nationaux et les autres partenaires de recherche à intégrer les questions normatives au sein de leurs activités. À titre final, la mise en place de collaborations directes entre l’OMS et les chercheurs nationaux impliqués dans l’élaboration des politiques étatiques serait un atout pour répondre aux préoccupations liées à l’impact normatif de l’OMS. Plongée au cœur d’un contexte complexe, dû à l’écosystème dans lequel elle évolue (diversité d’acteurs et d’enjeux en santé mondiale) et à ses limites intrinsèques (manque de ressources financières et humaines), mais aussi turbulent en raison de la crise de défiance traversée par les institutions internationales, l’OMS est appelée à réaffirmer sa raison d’être et à repenser son impact. Or, comme nos travaux le démontrent, la recherche est un moyen important pour l’aider à atteindre cet objectif.
Pour accéder au rapport complet : Le leadership normatif de l’Organisation mondiale de la Santé : une analyse quantitative (rapport) / The Normative Leadership of the World Health Organization : A quantitative analysis (rapport).
1 États-Unis, « Withdrawing the United States from the World Health Organization » (executive order), 20 janvier 2025, https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/01/withdrawing-the-united-states-from-the-worldhealth-organization/.
2 Notons que le président argentin Javier Milei suit la même trajectoire et a annoncé vouloir quitter l’OMS. Voir notamment : Le Monde, « L’Argentine annonce se retirer de l’OMS, jugée “néfaste” », 5 février 2025, [en ligne] https://www.lemonde.fr/en/international/article/2025/02/05/argentina-announces-exit-from-the-world-health-organization_6737828_4.html [consulté en février 2025].
3 Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, 14 R.T.N.U. 185, 22 juillet 1946 [1948], art. 1.
4 « Statement from the O’Neill Institute for National and Global Health Law on the United States’ Withdrawal from the World Health Organization », O’Neill Institute, 25 janvier 2025, https://oneill.law.georgetown.edu/press/statement-from-the-oneill-institute-for-national-and-global-health-law-on-the-united-states-withdrawal-from-the-world-health-organization/ (notre trad.).
5 ASKIE, L. M., et al., « Establishing the impact of WHO’s normative and standard-setting functions: a call for papers », 2023, 101 Bulletin of the World Health Organization, p. 618.
6 Nous tenons à sincèrement remercier ici : Stéphanie Cadeddu, Nathalie Voarino, Julie Nicolas, Thomas Grenier, Thibault Lepitre, Maelenn Corfmat, Nathan Detracey, Béatrice Joanis-Bergeron, Ido Alon, Shany Schvartz, Stanislas Boda et l’équipe de recherche du “Centre of Global Law” (Fundação Getulio Vargas – Brésil).
7 Sur les différentes étapes du projet, voir la présentation sur le site du H-pod accessible ici : https://www.h-pod.ca/projet-oms. Plus spécifiquement sur les analyses empiriques du projet, voir : Catherine REGIS, Gaëlle FOUCAULT, Pierre LAROUCHE, Jean-Lous DENIS et Miriam COHEN, « L’appréhension empirique du leadership normatif d’une organisation internationale : l’exemple de l’Organisation mondiale de la Santé », (2024) 29-5 Lex Electronica 109, pp. 109-127.
8 Selon la Constitution de l’OMS, la santé est définie comme un « état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Voir : Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, préc. note 3, préambule.
9 Le terme « ouverture » est ici utilisé pour souligner les tendances et les attitudes des autorités à s’ouvrir au monde, notamment dans l’élaboration des normes qu’elles adoptent et dans l’interprétation des normes qu’elles appliquent. Cette ouverture peut s’exprimer par des aspirations au droit comparé (s’inspirant des législations étrangères) et/ou au droit international.




